Georges Gastaud, directeur politique d’Initiative Communiste a soumis quelques questions au camarade Emmanuel Lépine, secrétaire général de la Fédération CGT de la Chimie.
Tant pour l’avenir du syndicalisme de classe que pour la construction en France, voire en Europe, d’un rapport de forces offensif au service des travailleurs, il est indispensable que chaque syndicaliste, que chaque militant politique ou associatif du progrès social et de la paix, lise cet échange et le diffuse largement.
Commission Luttes du PRCF

Initiative Communiste – Quel bilan tirer de la grève dure de la classe ouvrière des raffineries en termes de résultats revendicatifs et de modification du rapport des forces ?
Emmanuel Lépine – La grève dans les raffineries n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel clair. Les syndicats CGT des différents sites ont alerté de longue date, à minima depuis début 2022, sur la nécessité d’augmenter les salaires rapidement face à l’inflation qui a augmenté voilà plus d’un an. La réponse des travailleurs et des travailleuses a été au-delà de ce qui était attendu, avec une mobilisation incluant des personnels peu souvent en grève comme les salariés travaillant à la journée. Chez ExxonMobil le 20 septembre, le mouvement est parti spontanément dans deux secteurs de la raffinerie de Gravenchon (76), alors que la réunion sur les salaires avec la direction était encore en cours : c’est ce type de situation que nous cherchons à organiser en permanence, à savoir le contrôle des négociations directement par les salariés. Organisés avec leur syndicat CGT, les grévistes ont décidé la grève reconductible et l’arrêt des installations de raffinage. Chez TotalEnergies, la grève a démarré le 27 septembre. Les sites qui ont décidé l’arrêt des installations sont restés chacun plus de trois semaines en grève reconductible.
Le résultat a été bien sûr des augmentations salariales qui n’auraient jamais été de ce niveau sans cette puissante mobilisation. C’est aussi pour les acteurs de ces grèves une fierté d’avoir participé à cette grande grève qui a créé un électrochoc dans le pays, qui a permis d’ouvrir les yeux de beaucoup, sur le fait qu’il était possible et nécessaire de lutter dans les entreprises, lieux d’exploitation, pour imposer des revendications.
Face à cela, les patrons n’ont pas hésité à reprendre les pires méthodes que certains croyaient révolues mais qui resurgissent dès que la classe dominante perçoit un danger, et notamment les mensonges repris médiatiquement, comme le « fake » des salariés qui seraient payés 5000 euros, ou l’intox permanente annonçant l’ouverture de négociations pour des réunions qui, en réalité, n’existaient pas. Également toute la rhétorique des supposés « blocages » alors qu’il n’y avait aucun blocage, simplement des grévistes qui refusaient de tourner les vannes ou de charger les camions. Plutôt que négocier avec les acteurs à savoir les grévistes et leurs représentants, les directions apportaient des réponses médiatiques pour tenter de monter l’opinion et les autres travailleurs contre les raffineurs, ce qu’elles ont manifestement échoué à faire. Enfin, bien sûr, le patronat n’a pas hésité à user de la répression contre le droit de grève avec les réquisitions, le recours au travail forcé plutôt que répondre aux revendications, avec toute la puissance de l’Etat au secours des actionnaires des grands groupes, ainsi que du pouvoir judiciaire qui a rejeté les référés de suspension des réquisitions. Comme on pouvait le prévoir, cette attaque a créé une réaction massive, qui s’est manifesté par la journée du 18 octobre dans toute la France.
Cet épisode pétrolier a brisé un tabou, celui de la lutte comme outil au service de la classe des travailleurs face à l’arbitraire patronal. Aujourd’hui, il y a une multitude de luttes qui se déroulent dans tous les secteurs sur les salaires, ce qui était improbable il y a encore quelques semaines. De même, rappelons-nous que Macron avait recadré son gouvernement mi-septembre en affirmant d’un coup de menton qu’il irait vite sur sa réforme des retraites, envisageant un cavalier législatif dans le PLFSS. Le gouvernement sur demande expresse du MEDEF, a été obligé de temporiser pour éviter l’explosion sociale.

Initiative Communiste – Qu’est-ce qui a manqué au mouvement pour qu’émerge le tous ensemble de la classe pour les salaires et contre les contre-réformes exigées par Macron, le MEDEF et l’UE?
Emmanuel Lépine – Le contexte historique d’abord, n’est pas favorable. Depuis des années on nous explique que les avancées dans les entreprises, comme au niveau national interprofessionnel, passent par le « dialogue social », que la confrontation n’est pas la solution et que le capitalisme est un horizon indépassable à l’intérieur duquel il faut trouver des compromis. Ce matraquage a indéniablement produit des effets sur les consciences et aujourd’hui, de nombreux travailleurs et travailleuses ont le sentiment qu’ils peuvent s’en tirer mieux individuellement que collectivement.
Mais cette belle histoire paraît de moins en moins crédible au regard des faits et de la réalité qui s’imposent au quotidien. Les fins de mois sont difficiles et on nous dit que ça va s’empirer, les conditions de travail, pour ceux qui ont un emploi, se dégradent parfois jusqu’au pire, les garanties collectives et individuelles reculent, etc. Il existe donc des secteurs, là où le syndicalisme de classe est encore actif, où les salariés s’en rendent compte et finissent par se résoudre à lutter. Ce n’est malheureusement pas le cas partout.
Pour élargir cette conscience qu’il faut agir au concret et pas seulement « s’indigner » sur le quotidien, il y a un besoin réel de syndicats mais aussi d’un discours politique qui soient porteurs de perspectives de changement radical, qui font le lien entre le quotidien subi par les salariés et la situation nationale voir internationale avec par exemple, le prétexte pris de l’invasion russe de l’Ukraine. Et ce sont ces conditions de conscience politique qui ne sont pas réunies partout où il le faudrait qui, à mon sens, expliquent l’insuffisance de l’élargissement ! Alors que les conditions objectives de se mobiliser existent bien, beaucoup de dirigeants syndicaux restent l’arme au pied, en restant sourds à la nécessité d’un changement de méthode face à un monde qui s’est largement radicalisé lui aussi. D’autant qu’on nous annonce des jours encore plus sombres en nous parlant de récession et même de guerre, pour préparer les esprits à encore plus d’austérité. C’est une spirale qui n’en finira jamais, sauf si la classe des travailleurs la stoppe.
Les luttes qu’on voit aujourd’hui un peu partout, d’abord sur la question des salaires, sont souvent issues d’une exigence directe des travailleurs et travailleuses, y compris dans des entreprises où il n’y a pas de syndicats. Et quand la base « pousse », ça finit toujours par percer !
L’institutionnalisation du syndicalisme a créé un décalage entre un certain nombre de directions syndicales et les aspirations du terrain. Et plutôt que d’offrir des perspectives vers le haut, certains dirigeants instrumentalisent les difficultés qu’ont de nombreux travailleurs à savoir « quoi » faire, en concluant qu’il n’est pas possible de les mobiliser au-delà de leurs aspirations quotidiennes.
Je constate pourtant que, malgré la torpeur organisée chez les militants à qui on répète depuis des années que la solution passe par la multiplication des sigles syndicaux, par les discussions de salons et donc, par des revendications au moins disant, il aura seulement fallu quelques semaines d’une grève, certes médiatisée, d’un seul secteur économique pour qu’il y ait une réaction le 18 octobre sans commune mesure avec la démarche de la direction confédérale de la CGT maintenue jusqu’à présent. Si certains pensaient que la combativité du monde du travail était bien éteinte, ils ont vu qu’il y a de la lave sous la croute !

Initiative Communiste – ton rapport devant les instances de la FNIC-CGT insiste sur la nocivité de l’UE et de sa courroie de transmission, la C.E.S. – Comment faire monter la prise de conscience des salariés et des syndiqués sur ces questions alors que dans les manifs, la mise en question de la « construction » européenne semble peu présente ?
Emmanuel Lépine – Je pense malgré tout que le problème qu’incarne l’Union Européenne est présent dans les têtes, ceci malgré la fabrique du consentement des médias qui tournent à plein régime pour nous la présenter comme un horizon indépassable. La supercherie tient aussi dans les mots : l’Union Européenne n’est pas l’union des peuples mais celle des capitalistes européens. Dans d’autres cas, on appellerait cela un cartel.
Dès le début de la crise COVID, et plus récemment sur la réponse à la guerre d’Ukraine, on a vu que chaque Etat européen protège d’abord les intérêts de sa classe dominante. Dans la population, ceux qui portent un regard franchement positif sur l’UE sont peu nombreux. Mais si de nombreux citoyens sont conscients que cette structure supranationale ne sert que les intérêts de la finance, il reste des marches à franchir entre penser et agir. A ce titre, la C.E.S., Confédération européenne des syndicats, devrait porter une analyse critique de l’action de l’UE sur le sort des travailleurs et travailleuses. Or, tel n’est pas le cas ! Nous avons de nombreux contacts internationaux à la FNIC-CGT, y compris en Europe et ces échanges nous montrent une même réalité vécue par les travailleurs en Europe. Partout c’est l’austérité et les remises en cause des mêmes garanties collectives comme la retraite par exemple ; les conditions de travail sont dégradées, et partout, on dit aux travailleurs qu’ils coûtent trop cher, même en Europe de l’Est. De plus, les luttes sont nombreuses et les attentes aussi. Mais rien n’est fait par la C.E.S. pour informer largement sur ces luttes, et encore moins pour les faire converger. Rien n’est fait sur ce sujet et cela, c’est un choix politique !
Au contraire, le président de la C.E.S., secrétaire général de la CFDT, n’a pas eu de mots assez durs pour condamner la grève des raffineurs en France, au lieu de contribuer à tisser les liens avec les syndicats des autres pays européens. Les raffineurs français sont les seuls à revendiquer du salaire ? bien sûr que non ! Et sur le caractère pénible de leur travail, quelle est l’action de la C.E.S. envers le patronat européen du pétrole pour imposer des conditions de départ anticipés pour ces travailleurs dont l’espérance de vie est réduite ? Rien ! Quelle a été l’action de la C.E.S. sur le démantèlement du raffinage européen depuis dix ans, ce qui a fait exploser les importations de produits raffinés en provenance de Russie ou du Moyen-Orient ? Là encore, rien ! Ces exemples montrent que les travailleurs en Europe pourraient s’unir pour lutter et obtenir des avancées concrètes. Mais la C.E.S. bloque toute convergence de luttes sur ces sujets comme sur d’autres.
Dernier exemple, il y a eu une journée de grève générale en Belgique le 9 novembre sur la question des salaires, bien que la loi y prévoie l’indexation automatique des salaires sur les prix. Doit-on considérer que le salaire est une question qui ne concerne que nos camarades belges ? Ne devait-il pas y avoir convergence organisée avec la journée de grève générale à la même date en Grèce ? Où se trouve l’utilité de la C.E.S. dans ce contexte ?
En parallèle, la C.E.S. s’est réjouie de l’adoption de la directive qui soi-disant fixe un salaire minimum dans 21 pays d’Europe. Mais quand on lit le document, celui-ci confirme que les niveaux de salaire restent déterminés par les Etats membres, par le « dialogue social », à des niveaux qui restent faibles, 60% du salaire médian. L’application de cette directive conduirait d’ailleurs à une baisse du SMIC en France !
Cela illustre que les garanties collectives sont issues exclusivement de l’histoire sociale des classes ouvrières de chaque pays. Vouloir nous faire croire que le dialogue sans rapport de forces au niveau européen, en touchant les bons sentiments des patrons, serait efficace, c’est nous prendre pour des idiots.
Si la C.E.S. n’est utile ni pour la convergence des revendications, ni celle des luttes, à quoi sert-elle, à part à payer grassement ses cadres dirigeants sur ponction des fonds européens ?
Initiative Communiste – Ton rapport épingle l’orientation « syndicalisme rassemblé » de la confédération CGT et son arrimage à la C.E.S. dont le bilan sur deux ou trois décennies est catastrophique. Comment obtenir selon toi un redressement de la CGT, le syndicat historique de la classe ouvrière, dans le sens d’un combat de classe enfin offensif, comme l’ont montré les raffineurs ?
Emmanuel Lépine – La CGT a adhéré à la C.E.S. en 1999 pour peser en interne dans cette organisation reconnue par l’UE, sur la « construction européenne ». L’idée c’était d’animer un débat interne pour amener la C.E.S. à être plus revendicative, plus critique mais surtout, qu’elle prenne pleinement une dimension de confédération à savoir d’impulsion pour organiser et coordonner l’activité syndicale de ses membres.
Après 20 ans de cet exercice, il convient d’être lucide sur le bilan, sans dogmatisme ni aveuglement. Comme je l’ai dit, la C.E.S. a largement confirmé sa fonction d’instance de l’UE, et si cette dernière continue de la financer, ce n’est pas pour rien car la bureaucratie bruxelloise n’est pas composée que d’imbéciles. Je ne pense pas que la CGT doive aujourd’hui quitter la C.E.S. mais il faut être conscient que c’est une impasse politique et donc, s’organiser en parallèle avec les syndicats européens revendicatifs, dont certains sont affiliés à la FSM, d’autre pas.
De mon point de vue, la CGT reste composée dans son immense majorité de syndicats orientés sur la lutte des classes, le rapport de forces et la conscience claire que la solution passe par l’expropriation des capitalistes. La dernière séquence l’a montré, il a suffi de 2 ou 3 semaines de grève dans ce secteur stratégique du pétrole, obligeant l’Etat à recourir aux réquisitions, pour que s’exprime aussitôt une remontée très importante de la combativité des militants de la CGT.
Cela montre que, l’essentiel, c’est la question stratégique ! Quelle stratégie adopte-t-on pour faire aboutir nos revendications ? Et à l’inverse, si on s’en tient à une stratégie perdante depuis des années, n’est-ce pas parce qu’en réalité, on a changé nos objectifs ?
C’est l’enjeu du prochain congrès confédéral de mars 2023. Deux conceptions du syndicalisme sont sur la table, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire de la CGT. Ce qui a changé c’est que le camp de celles et ceux qui ont renoncé à agir pour changer de société, veulent éliminer celles et ceux qui pensent que c’est non seulement nécessaire, mais possible. Des équilibres existent séculairement dans notre organisation sur ces sujets, mais on voit aujourd’hui une volonté claire de rupture. L’adoption sans débat dans la CGT des thèses du collectif « Plus jamais ça » cristallise cette volonté. On se retrouve dans une situation proche de la CGT en 1939 où les structures, syndicats, fédérations ou unions départementales, qui refusaient d’abjurer le pacte germano-soviétique, étaient menacées d’exclusion.
Des manœuvres sont à l’œuvre, en préparation du congrès confédéral, pour trier les délégués qui vont décider. Idem dans les mises à disposition par les fédérations et unions départementales, des camarades pour la future Commission exécutive confédérale qui sera élue par le congrès. Ces manipulations ne doivent pas avoir pour effet de fausser le débat qui doit amener à ce que ce soient bien les syndicats CGT qui décident.
De quelle CGT a besoin le monde du travail aujourd’hui, c’est la question que doivent trancher les syndicats. Des enjeux énormes traversent le monde du travail, l’inflation certes mais d’une manière générale, dans quelle société voulons-nous vivre ? La CGT était déjà absente de la lutte des gilets jaunes qui a été une lutte des véritables prolétaires, au sens noble du terme. Oui il y avait des idées d’extrême-droite qui s’y exprimaient, raison de plus pour y être présents, de manière à faire ce travail d’explication, d’échange.
Initiative Communiste – Ton rapport fait le lien entre l’impérialisme, notamment euro-atlantiste, et la crise économique que Macron et Cie veulent faire payer aux travailleurs. Comment faire mieux entendre aux travailleurs que l’argent qui va aux fauteurs de guerre se retourne forcément contre les salariés de tout le continent, sans compter les dangers de guerre mondiale ?
Emmanuel Lépine – On voit bien le lien qui existe entre les questions internationales et le quotidien des travailleurs et travailleuses. Je prendrais l’exemple du prix du pétrole brut, qui n’est absolument pas un prix de marché, mais fixé par la situation géopolitique internationale. Or, sur ce prix du pétrole est arrimé celui du gaz. Ce coût de l’énergie est un déterminant fondamental pour fixer le prix de l’ensemble des produits manufacturés ainsi que des transports.
Ainsi si le doublement du prix du beurre depuis un an, c’est pour ces raisons !
De la même façon, si Macron veut réformer de nouveau la retraite en France, ce n’est pas parce que le régime est déficitaire, d’ailleurs le Conseil d’Orientation des Retraites, pourtant outil du gouvernement, le confirme. La raison est idéologique et elle est exigée par la Commission européenne dans le cadre du « projet » européen, consistant à garantir des niveaux de rentabilité aux actionnaires, ceux qu’on nomme « investisseurs » dans les chroniques boursières.
Je crois que les gens sont bien conscients de ces liens, ils voient quel est le problème. En revanche, ils se sentent impuissants à changer les choses d’une manière si globale. Comment concevoir de renverser le capitalisme, qui est tout de même un système totalitaire dans le sens qu’il imprègne toues les dimensions de nos vies : c’est la question.
Se libérer de cette aliénation commence par agir. Les luttes sociales et économiques, les batailles pour l’environnement, l’éducation, les programmes des partis politiques progressistes, les réflexions des intellectuels, sans oublier le champ culturel, tout cela doit se combiner au concret. L’action doit dépasser les slogans creux sans se limiter à des mobilisations locales ni catégorielles. Une stratégie gagnante existe, elle consiste à se baser sur les luttes qui existent déjà et des perspectives « radicales », celles qui prennent les choses « à la racine ». Cette citation d’Angela Davis résume à mon sens ce qu’il convient de faire : « Parfois, nous devons faire le travail même si nous ne voyons pas encore une lueur à l’horizon que cela va être possible. »